logo

Hannotin

avocat au Conseil d'Etat et

à la Cour de cassation

21 mars 2019

Loi de programmation pour la justice de février 2019: un coup d'arrêt à la transparence

[Par Guillaume Hannotin - tribune parue dans le quotidien Le Monde du 21 mars 2019]


 

La loi de programmation pour la justice est soumise au Conseil constitutionnel. Le texte bride en effet le mouvement vers l’open data des décisions de justice qui avait été inauguré par la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique. Le Conseil constitutionnel, qui est invité à consacrer un nouveau principe de transparence de l’action publique, donc de publicité des décisions de justice, se montrera-t-il plus moderne que les Marcheurs ? Réponse d’ici au 22 mars. Pas une semaine sans un colloque sur le sujet. L’année 2018 aura été l’année de l’open data, spécialement de l’open data des décisions de justice.


 

La puissance publique et l’autorité judiciaire l’ont promu sur les estrades, vantant la révolution qui s’annonçait, qui permettrait bientôt à tous de répondre en quelques clics de souris à ses interrogations juridiques. De fait, l’évolution est considérable : jusque-là décrit comme une masse informe, un flux ininterrompu noyant le lecteur sous l’information, l’ensemble des quelques millions de décisions de justice rendues chaque année en France devient progressivement, grâce aux data sciences, une base de données pouvant parfaitement, avec de bons moteurs de recherche, apporter une information pertinente au justiciable et à son conseil.


 

Trop d’information «tuait» l’information, disait-on ; désormais, les jugements nouveaux s’agrègent de manière ordonnée aux précédents pour affiner un riche édifice, une mine d’information rendue lisible par l’ordinateur. Et cette évolution n’est pas bénéfique uniquement pour les spécialistes : arrêtistes ou conseils. Elle est bénéfique pour tous les justiciables, c’est-à-dire, au fond, pour tous les citoyens. La règle de droit qui structure la vie sociale ne se résume pas, en effet, et ainsi que chacun en a l’expérience, à un énoncé abstrait et général.


 

Une avancée remise en cause

Elle ne guide que lorsque l’on a connaissance de la manière dont cet énoncé s’applique au cas concret. Or, qu’observait-t-on, avec le système ancien, celui de la délivrance «au compte-gouttes» des seules grandes décisions de principe rendues par les juridictions supérieures ? Non seulement, les règles de détail, celles qui sont en prise avec les faits, étaient beaucoup mieux connues de la partie forte (la grande entreprise, pour faire simple) que de la partie faible (le consommateur), mais encore les règles de détail variaient considérablement selon les tribunaux.


 

Autrement dit, le système judiciaire ancien accentuait les inégalités à la fois économiques et géographiques. Le mouvement de l’open data des décisions de justice, combinant bases de données complètes et ouvertes, d’une part, et outils de recherche performants, d’autre part, porte en lui la promesse d’un rétablissement de l’égalité. Chacun pourrait bientôt régler sa conduite sur des règles précises, et les mécanismes de domination fondés sur un accès privilégié à des normes floues et distantes allaient enfin être brisés.


 

Las. La réaction du «vieux monde», prenant les habits du nouveau, n’a pas tardé, et, après une fantastique avancée avec la consécration, dans la loi pour une République numérique, en 2016, du principe de la diffusion systématique, en libre accès, de l’ensemble des jugements rendus par les cours et tribunaux, la loi de programmation pour la justice, adoptée au mois de février 2019, vient porter un coup à ce mouvement.


 

Atteinte au principe d’égalité

La loi nouvelle, en son article 33, accroît la catégorie des décisions entièrement secrètes, celles qui ne seront jamais diffusées ; elle interdit, sous peine de sanctions pénales, tout travail d’analyse consistant à déterminer la pratique décisionnelle d’un juge ou d’une formation de jugement ; elle modifie les règles d’occultation des noms et prénoms des personnes physiques concernées par les décisions de justice, ce qui contraindra les gestionnaires des bases sources de données à interrompre, pendant un temps indéterminé, leur accès pour se mettre au format ; surtout, elle inaugure la catégorie des décisions qui seront diffusées sans le nom des juges qui les ont rendues.


 

La France sera le seul pays développé à permettre à ses magistrats, agissant pourtant «au nom du peuple», ainsi qu’il est écrit en tête de chaque décision, à avancer masqués. Cette disposition pose deux difficultés juridiques, qui ont justifié la saisine du Conseil constitutionnel par les députés et sénateurs de l’opposition. D’une part, elle porte atteinte au principe d’égalité, puisqu’elle met à mal la marche vers l’égalité qui était entamée grâce aux nouveaux outils développés autour de l’open data.


 

D’autre part, le Conseil est invité à constater que la loi nouvelle méconnaît un principe fondamental qu’il lui est demandé de consacrer : celui de la transparence de l’action publique, principe qui, décliné au cas du service public de la justice, requiert une large publicité des décisions de justice. Une considération fondamentale pourrait surplomber le débat, considération qui a déjà été consacrée dans les textes par l’Union européenne : les données engendrées par une activité publique, comme la justice, constituent un bien commun auquel l’Etat doit garantir un libre et égal accès. La donnée, voilà la nouvelle richesse ; quand elle est publique, elle est, comme l’air, l’eau, insusceptible d’appropriation, c’est-à-dire «chose commune».